L’homme est fondamentalement un être de désir. Il est animé en permanence par de nouvelles aspirations qui s’enchaînent et ne le laissent jamais en paix. L’objectif de ce post est de revenir sur un certain nombre de caractéristiques qui nous font considérer le désir comme nuisible, voire haïssable.
Besoin versus désir
Le besoin ressenti par l’être humain est naturel, il est nécessaire à la survie physique ou joue un rôle essentiel dans l’équilibre mental ou émotionnel.
La pyramide de Maslow permet de catégoriser les besoins en 5 niveaux.
L’être humain cherchera à satisfaire une grande partie des besoins d’une catégorie donnée avant de ressentir la nécessité de s’investir dans l’assouvissement des besoins des niveaux supérieurs. Par exemple un homme touché par la famine fera peu cas des risques à prendre pour se procurer de la nourriture. Ceci ne signifie pas que l’être humain attendra de satisfaire tous les besoins d’un niveau donné avant de s’intéresser à ceux des strates supérieures.
Le désir est quant à lui une tension qui nous pousse vers l’appropriation d’un objet (ex : une voiture, …), la conquête de l’être aimé, ou la réalisation d’une aspiration (apprendre à jouer du piano, …) dans le but de générer du plaisir. Le désir peut être assimilé à la motivation, en particulier dans le monde du travail. Il est ce qui meut l’individu, le fait agir.
Un désir est très souvent lié à un besoin sous-jacent. Par exemple un individu désirera acheter une voiture de grande puissance pour montrer son statut social et satisfaire par là-même son besoin de reconnaissance dans la société. A un besoin donné correspondent une multitude de désirs possibles qui peuvent varier en fonction des cultures et des individus. Pour reprendre l’exemple précédent il est tout à fait possible qu’un individu différent considèrera que posséder une voiture puissante sera contre-productif pour nourrir son besoin de reconnaissance. Au contraire, l’utilisation systématique de transports en commun ou la limitation de ses déplacements pourra le valoriser aux yeux de sa communauté si celle-ci est très sensible aux problèmes environnementaux.
Donc le besoin est universel, le désir est spécifique. Le besoin est naturel, le désir est produit par l’homme lui-même sous l’influence de sa culture, de ses déterminismes, de son histoire.
Le désir n'est pas rationnel
Nous sommes conscients de nos désirs mais nous ne savons pas, en général, en expliquer les causes profondes. Ceci est lié au fait que les désirs sont l’expression de pulsions, non de la raison.
SPINOZA: "Les hommes sont conduits plutôt par le désir aveugle que par la raison"
Le subconscient et l’inconscient sont à l’œuvre. Dans la théorie Freudienne, le ÇA, siège pulsionnel, est à l’origine du torrent du désir. D’un autre côté le SURMOI représente l’autorité, le contrôle, la morale, tout un ensemble de règles intériorisées progressivement et qui exercent une censure permanente. Le MOI conscient subit donc un tiraillement entre le ÇA et le SURMOI. Certains désirs sont alors refoulés, gravés dans l’inconscient et ils peuvent provoquer, bien plus tard, des troubles psychiques tels que des névroses.
Pour certains philosophes, notamment ceux de l’antiquité, le sage est celui qui parvient à maîtriser les désirs, à les hiérarchiser, de façon à ne succomber qu’à ceux qui passeront par le filtre de l’esprit. Il s’agit de se libérer du désir pulsionnel qui avilit et qui entrave la liberté de l’individu. La raison doit prendre le pas sur la passion.
Les religions adoptent généralement une position similaire. Elles sont également très sévères envers le désir. Les aspirations terrestres, les plaisirs, sont souvent condamnés, assimilés au pêché. En ce sens le dualisme corps / esprit se rapproche de la théorie Freudienne. La concupiscence vient du corps, la résistance au flot pulsionnel est quant à elle du domaine de l’esprit qui nous élève vers le vrai et le bien.
Le désir nous trompe
PROUST: "Le désir fleurit, le plaisir flétrit toute chose "
Ceci signifie que l’objet du désir est inconsciemment embelli, magnifié, idéalisé. En revanche, lorsqu’il y a obtention de l’objet convoité, donc lorsqu’il y a plaisir, alors la valeur de la cible du désir retombe.
Intéressons-nous ici à la première partie de cette citation de Proust : « Le désir fleurit ». Ceci est particulièrement vrai dans le domaine de l’amour. La personne désirée se voit parée de toutes les qualités possibles, ses défauts sont totalement gommés, de façon inconsciente. L’amoureux vit dans l’illusion, voire dans le déni, si une tierce personne tente une mise en garde en pointant des défauts évidents. Il y a cristallisation de toutes les pensées vers l’être aimé. Stendhal fait un parallèle avec un simple rameau d’arbre, tout à fait insignifiant, et que l’on jette dans une mine de sel. Après plusieurs semaines, les multiples cristaux qui se sont fixés sur la branche l’embellissent et font oublier la vraie nature de ce simple bout de bois.
Ce ne sont donc pas les qualités intrinsèques de l’objet ou de l’être aimé qui le rendent désirable. C’est au contraire le fait de le convoiter qui suscite le désir. Lorsque nous désirons quelque chose nous convoitons en réalité la représentation que nous nous en faisons. Nous fantasmons l’objet ou la personne. Nous lui prêtons des qualités potentiellement issues de notre imagination. Dans la mesure où nous ne connaissons pas, dans la phase initiale du désir, ce que nous convoitons, nous comblons notre ignorance par une projection de ce que nous souhaiterions trouver.
FICHTE: "Est bon ce que je désire : ce n'est parce que nous jugeons qu'une chose est bonne que nous la désirons, mais c'est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne "
Nous nous trompons nous-mêmes. Les exemples sont légion. Les responsables marketing ont d’ailleurs bien compris ces ressorts inconscients du désir. Une voiture de tel constructeur et de tel type devient désirable, non pas parce qu’elle correspond à un besoin de locomotion, mais parce qu’elle est un symbole de statut social, parce qu’elle nous valorise. Le succès de l’industrie du luxe est tout à fait emblématique : pourquoi dépenser des milliers d’euros dans l’achat d’une montre ou d’un sac à main de grand standing alors que des objets à petit prix suffisent pour satisfaire notre besoin de connaître l’heure ou pour nous permettre de ranger nos clés et notre étui à lunettes.
SEGELA: "Si à 50 ans on n'a pas une Rolex, c'est qu'on a raté sa vie"
Le désir génère frustration et déception
Deux situations peuvent alors advenir : soit la personne ou l’objet convoité reste inaccessible, soit nous parvenons à satisfaire notre désir. Mais dans les deux cas ce dernier mène à l’insatisfaction !
SOUCHON: "On nous inflige des désirs qui nous affligent "
En effet, dans le premier cas, lorsque la personne aimée résiste, montre de l’indifférence, alors l’amour redouble d’intensité sous l’effet du manque, du doute, de la peur de ne pas parvenir à séduire définitivement.
ALAIN: "L’amour, c’est quand on n’a pas tout de suite ce qu’on désire "
C’est ce que Stendhal qualifie de 2ème stade de la cristallisation. Ce phénomène s’applique en dehors du désir amoureux. Nous avons tous connu des phases de déception, parfois intenses, lorsque l’objet convoité reste inaccessible. Cette maison a généré en nous un vrai coup de cœur … mais un autre acheteur nous a devancé. Nous voulons posséder le dernier smartphone qui vient de sortir sur le marché … il n’est plus disponible à la vente avant de nombreux mois.
Cette situation de non-satisfaction du désir produit de la frustration.
Dans le second cas, lorsque nous parvenons enfin à séduire la personne aimée ou à posséder l’objet convoité, s’ensuit une phase de déception. Par exemple, lorsque l’amoureux obtient enfin les faveurs de la personne à l’origine de son amour, la nature véritable de cette dernière commence à apparaître. Après la phase d’idéalisation, survient une prise de conscience de la réalité. Jusqu’à aboutir à la disparition des sentiments initiaux dans le cas de l’amour ou à une relativisation de l’importance de l’objet maintenant en notre possession. Nous étions fou amoureux de cette personne … dix ans plus tard l’habitude a pris le bas sur le désir. Nous désirions aménager le plus vite possible dans la maison de nos rêves …aujourd’hui nous la trouvons mal placée, mal conçue, et bien moins belle que celle du voisin.
Nous illustrons ainsi la seconde partie de la citation de Proust : « le plaisir flétrit toute chose».
Et ce couple frustration / déception peut aussi être assimilé au couple souffrance / ennui pointé par Schopenhauer.
SCHOPENHAUER: "La vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui "
Frustration et souffrance liées au manque produit par un désir non satisfait, déception / ennui engendrés par la fin de l’idéalisation de l’objet désigné et par le vide produit par l’absence, au moins momentanée, de nouveau désir mobilisateur. Ennui qui touche d’ailleurs particulièrement les personnes riches et célèbres qui, grâce à leur argent et leur notoriété, peuvent satisfaire très rapidement, trop rapidement, le moindre de leurs désirs. Elles ont tout mais elles ne désirent pas ce qu’elles ont déjà.
SCHOPENHAUER: "La misère matérielle est le premier tourment du peuple ; la misère spirituelle, l'ennui, est celui des classes favorisées "
Le désir est insatiable
Fort heureusement l’homme parvient à assouvir certains de ses désirs. Mais le plaisir ressenti est bien souvent de courte durée car le désir se porte alors sur un autre objet.
Par exemple un étudiant qui aura consacré de nombreuses années à l’obtention d’un diplôme ressentira bien entendu une joie intense pendant un certain temps. Mais on peut augurer que ce nouveau diplômé éprouvera rapidement d’autres désirs : décrocher un emploi particulièrement attractif ? trouver l’appartement de ses rêves ? fonder un foyer ?
Platon, dans le Gorgias, illustre cette quête infinie par le mythe des Danaïdes, condamnées pour l’éternité à remplir un tonneau percé.
LA FONTAINE: "Le sac des désirs n’a pas de fond "
RENARD: "Celui qui n'a rien désire peu de choses ; celui qui ne commande à personne a peu d'ambition. Mais le superflu éveille la convoitise : plus on obtient, plus on désire "
MERE TERESA: "Nos désirs sont comme les enfants : plus on leur cède, plus ils deviennent exigeants "
Les êtres humains ne se trouvent jamais suffisamment riches, puissants, aimés, … Ils souffrent de leur incomplétude et recherchent en permanence la perfectibilité. Ils veulent être à l’image de Dieu qui est tout et a tout. On peut d’ailleurs relever dans la mythologie grecque et dans la religion chrétienne la notion de toute puissance originelle de l’homme, brusquement supprimée. Les hommes chercheraient depuis, au travers de leurs désirs, à reconstituer leur unité initiale et leur paradis perdu.
Deux illustrations :
Dans le banquet, Platon évoque le mythe des Androgynes. Les hommes étaient à l’origine des êtres complets. Étant hermaphrodites ils pouvaient même se reproduire seuls. Mais, ayant voulu se confronter aux Dieux, ils furent découpés en deux parties par Zeus. Chaque homme serait dès lors à la recherche de sa partie manquante pour reconstituer son unité.
PLATON : « Chacun cherche sa moitié »
Selon la religion chrétienne, Adam a été créé par Dieu à son image. Adam était un homme générique, à la fois homme et femme. Ève fut créée à partir de la côte d’Adam. Tous deux vivaient au paradis symbolisé par le jardin d’Éden, ne manquant de rien. Cette fois encore il y eut offense faite au divin lorsque Adam et Ève décidèrent de goûter au fruit défendu malgré l’interdiction de Dieu. Ils furent alors expulsés du jardin d’Éden, condamnés à la finitude, à une vie de travail, et à l’enfantement dans la douleur pour les femmes.
Les hommes ne sont désormais que de simples mortels, esclaves de leurs passions et de leurs besoins. Le désir, insatiable, anime l’être humain et le pousse à recouvrer son monde idéal originel.
Le désir est une ruse de la nature
Évoquons tout d’abord le désir de reproduction. Nous prêtons à l’amour entre deux êtres des caractéristiques nobles, en particulier l’expression de notre liberté de choix. En réalité il ne serait que ruse de la nature pour nous pousser à nous accoupler et ainsi assurer la perpétuation de l’espèce.
D’autre part l’être humain est animé par le désir de rester vivant, par l’instinct de conservation. La nature le pousse à s’alimenter, se loger, se protéger. Une grande partie des désirs de l’homme sont liés à des besoins physiologiques et sécuritaires (voir les deux premières strates de la pyramide de Maslow).
L’homme est un animal, certes évolué, mais un animal quand même. Nous voyons grandeur des sentiments là ou n’existe qu’instinct et primitivité. Tout se passe comme si les êtres étaient simplement programmés pour la survie
Le désir est mimétique
Pourquoi désirons-nous tel objet plutôt qu’un autre ? telle femme plutôt qu’une autre ? Nous pensons que nous sommes attirés par les caractéristiques de ce que nous convoitons. Nous imaginons qu’il y a adéquation entre nos goûts, notre conception du beau, notre représentation de l’utile, … et les propriétés de l’objet de notre désir.
En réalité nous désirons essentiellement ce que les autres désirent ou possèdent déjà. Le désir est une relation ternaire entre soi, autrui et l’objet convoité.
Mettez deux enfants dans une pièce remplie de jouets. Il y a fort à parier que dans quelques minutes les deux bambins se battront pour utiliser exactement le même jeu. Diffusez un spot télé laissant penser qu’une célébrité utilise le parfum X. Beaucoup achèteront immédiatement ce produit sans s’être véritablement interrogé sur l’adéquation de cette flagrance avec ses propres goûts. Vous voulez susciter le désir chez cette femme que vous convoitez ? affichez-vous avec une autre pour générer de la jalousie ou, au moins, de la curiosité.
Nous ne désirons pas un objet pour le posséder mais pour le statut qu’il va nous conférer aux yeux d’autrui. Nous pouvons même dire que nous sommes plus motivés par le plaisir d’être que par le plaisir d’avoir, plus entraîné par le plaisir généré par l’augmentation de notre reconnaissance sociale que par le plaisir que nous allons tirer de l’objet acquis.
Nous en arrivons donc à tous vouloir les mêmes choses ou, mieux, une version plus puissante, plus rutilante, plus innovante des objets convoités de façon à susciter, à notre tour, le désir chez autrui. Nous désirons le désir de l’autre. La compétition est partout et elle est sans fin puisque nous trouverons toujours quelqu’un de plus riche, plus puissant, plus socialement reconnu que nous.
Nous nous imitons en permanence. Les modes se construisent d’ailleurs autour de ce désir mimétique. Ce sont elles qui nous poussent à nous vêtir de la même façon, à construire des maisons qui se ressemblent, à préférer tel ou tel loisir, tel ou tel restaurant, telle ou telle destination de vacances, etc. Le marketing met en scène les objets dont il faut susciter la convoitise. Il les affiche dans les mains de personnes belles, drôles, visiblement heureuses. Le phénomène des influenceurs sur internet relève exactement du même principe : il s’agit de magnifier un produit en le mettant en scène, en montrant son impact sur le bonheur d’individus auxquels il faut donc ressembler. Il faut être estimé, admiré, voire jalousé.
Le désir devient un marqueur social. Dis-moi ce que tu désires et je te dirai qui tu es.
C’est par la possession d’objets particuliers (maison, voiture, …), la nature de sa profession, le positionnement hiérarchique dans une entreprise, la pratique d’activités spécifiques (lecture, golf, théâtre, opéra, …), … que nous affirmons notre appartenance à une classe sociale ou que nous revendiquons l’accès à la classe sociale supérieure.
Le désir de reconnaissance est partout. L’enjeu n’est pas simplement d’être mais plutôt d’être dans le regard d’autrui. On peut alors identifier deux attitudes distinctes : soit le conformisme aux standards en vigueur pour prouver son appartenance au groupe, soit, au contraire, la recherche d’une originalité afin de se distinguer et cultiver une sorte de supériorité ou d’avant-gardisme par rapport à la masse. Mais il s’agit bien dans les deux cas d’exister dans les yeux d’autrui.
Dans le cas du conformisme aux standards, l’individu recherchera l’alignement de sa conscience sur la conscience générale. Imiter la majorité c’est être reconnu comme membre d’une communauté. D’où l’adoption des mêmes codes comportementaux, esthétiques, vestimentaires, l’achat des mêmes produits de consommation, l’utilisation d’un même langage, etc.
Dans le cas de la recherche d’originalité il s’agira d’être remarqué, d’être vu comme un sujet affirmant sa liberté en produisant des actions d’éclat, qui retiendront l’attention d’autrui, et qui, parfois, susciteront de l’admiration voire de nouveaux comportements mimétiques. Cette recherche de moments de gloire, si elle est basée sur le mérite, est essentielle pour faire progresser la société. Parfois, malheureusement, ce besoin de mise en lumière passe par la malfaisance. Celui qui se distingue par ses incivilités, la violence, le dénigrement, voire le harcèlement, a toujours bénéficié d’une certaine aura et provoque, lui aussi, un certain suivisme. L’important est de faire du buzz au sein de sa communauté voire à un niveau plus large.
La reconnaissance se mesure : certains courent après les augmentations salariales, les primes, les compliments, d’autres après l’augmentation du nombre de leurs amis et de like sur les réseaux sociaux, l’apparition dans les médias, …
Certains se consument véritablement pour obtenir leur dose journalière de reconnaissance et vont jusqu’au burn-out, d’autres prennent des risques inconsidérés pour transformer leur corps (cela peut aller jusqu’à l’anorexie ou des accidents en matière de chirurgie esthétique), d’autres deviennent les esclaves de leurs aspirations à être les premiers en tout.
BORYSTHÈNE: "Tu ne possèdes pas ta fortune, c’est elle qui te possède "
PLATON: "L’impulsion du seul appétit est esclavage "
En définitive l’autre est absolument central dans l’émergence du désir. Il est notre modèle mais aussi notre rival.
Conclusion
Nous venons d’énumérer un grand nombre de caractéristiques négatives du désir humain. Est-ce à dire que ce dernier est nuisible et doit être fui à tout prix ? En aucun cas. Rendez-vous dans le prochain post « Le désir : la parole est à la défense ? » pour découvrir une vision différente développée par d’autres philosophes.
Comments