Le contexte : Homme => Besoins => Actions => conséquences imprévisibles.
Pour beaucoup d’êtres humains le bonheur passe par la satisfaction des désirs. Tout le problème vient du fait que ces derniers sont infinis. Dès que l’un d’entre eux est satisfait, d’autres apparaissent et plongent l’être à nouveau en tension. L’image du tonneau des Danaïdes reflète parfaitement la situation. Nous remplissons sans cesse un tonneau percé avec une passoire. Ainsi l’homme est incapable de se satisfaire de ce qu’il possède déjà et agit en permanence pour s’approprier de nouveaux biens ou pour se procurer du plaisir, parfois au détriment d’autrui, d’où la certitude absolue que le mal ne disparaîtra jamais de la surface de la terre.
En effet les conséquences sont souvent insuffisamment évaluées avant la réalisation de l’action , soit par ignorance et impréparation, soit parce que l’homme, cet être libre de faire le bien mais aussi le mal, est souvent égoïste, voire méchant volontairement même si Socrate affirmait l’inverse « Nul n’est méchant volontairement ».
L’action est donc dangereuse, une menace pour autrui, d’autant plus qu’elle est irréversible (on ne peut pas faire en sorte que le passé n’ait pas été) et imprévisible (en termes de conséquences)
VOLTAIRE: « L'homme est né pour l'action, comme le feu tend en haut et la pierre en bas »
Simone DE BEAUVOIR: « Si je prétendais assumer à l'infini les conséquences de mes actes, je ne pourrais plus rien vouloir »
Henri BERGSON : « Toute action est un empiètement sur l'avenir »
Les actions potentiellement néfastes pour autrui sont de natures diverses. Quelques exemples :
Ceux tirés de la vie quotidienne, dont les conséquences peuvent être très graves, mais pour un nombre limité de victimes :
o Propos ironiques, harcèlement, …
o Amitié trahie, infidélité
o Agression
o Accident sous l’emprise de substances interdites
o Meurtre passionnel
Ceux dont les conséquences peuvent se mesurer à une échelle bien plus vaste, voire se transformer en crime contre l’humanité.
o Terrorisme
o Génocide
En passant par des actes qui peuvent constituer l’élément déclencheur de changements profonds d’une société ou conduire à des orientations politiques majeures.
o Quelques costumes acceptés gratuitement par un candidat important à l’élection présidentielle
o Personnalité accusée d’agression à caractère sexuel.
Les réactions possibles
Les victimes peuvent répondre de deux façons :
1- La réaction
2- Le pardon
1- La réaction consiste à s’indigner et à répondre à la violence par la violence, selon la loi du Talion (« Œil pour œil, dent pour dent »). La réaction laisse libre cours au ressentiment, à la colère, à la haine.
2- Le pardon, au contraire, rompt le cycle de la violence. Il empêche la montée aux extrêmes. La victime, au travers du pardon, accepte de renoncer à ce qui lui est dû, en pure perte.
A quoi sert de pardonner ?
Le pardon est bénéfique pour celui qui pardonne. Il libère du passé et ne monopolise plus les énergies mentales et émotionnelles dans l’entretien du ressentiment et de la colère. C’est ne pas ajouter à la souffrance de l’offense subie, la souffrance de la rumination. On est ici assez proche de la pensée des stoïciens qui prônent le détachement par rapport aux passions.
Accorder son pardon est donc surtout une délivrance pour soi-même
Roberto ASSAGIOLI: « Sans pardon, la vie est gouvernée par un parcours sans fin de ressentiment et de vengeance. »
André CHAMSON : « Rien n'est peut-être plus égoïste que le pardon »
Lurlene MCDANIEL : « Le pardon est un choix que tu fais, un cadeau que tu donnes à quelqu'un, même s'il ne le mérite pas. Cela ne coûte rien, mais tu te sens riche une fois que tu l'as donné. »
EPICTETE : « Ce qui tourmente les hommes, ce n'est pas la réalité mais les jugements qu’ils portent sur elle. »
Ce que le pardon n’est pas ?
Pardonner n’est pas excuser. Il n’y a pas de pardon nécessaire s’il y a une raison pour laquelle l’offense a été commise. Dans ce cas l’excuse est suffisante. Le pardon lui se charge de l’inexcusable.
Pardonner n’est pas oublier. L’évènement, même s’il est pardonné, provoque toujours un ressenti chez la victime lorsqu’elle se le remémore.
Jacques DERRIDA : « Ce qui est pardonnable est d'avance pardonné. D'où l'aporie: on n'a jamais à pardonner que l'impardonnable »
Jacques DERRIDA : « Un pardon qui conduit à l'oubli, ou même au deuil, ce n'est pas, au sens strict, un pardon. Celui-ci exige la mémoire absolue, intacte, active - et du mal et du coupable. »
Ce que le pardon est ?
Pardonner, c'est rompre l’engrenage de la violence, c’est exonérer l’autre du poids de sa faute en reconnaissant que l’erreur est humaine.
Pardonner demande un effort, de la volonté. Il requiert l’inhibition des réflexes naturels que sont le ressentiment et le désir de vengeance
Le pardon est un don
JEAN-PAUL II : « Le pardon est une option du cœur qui va contre l'instinct spontané de rendre le mal pour le mal »
Père CAFFAREL: « Pardonner, c'est déchirer la page sur laquelle on inscrivait avec malice ou rage le compte débiteur de son prochain »
Friedrich NIETZSCHE : « Ce qu’on fait par amour s’accomplit toujours par-delà le bien et le mal »
Comment pardonner ?
En utilisant sa raison. Madame de Staël disait « Pardonner c’est comprendre ». La victime analyse la situation grâce à sa raison, prend le temps d’écouter l’autre version de l’histoire, cherche à identifier les causes du mal et d’éventuelles circonstances atténuantes. La victime peut aussi se servir de sa raison pour prendre conscience que la contre violence n’entraînera pas réparation et que le seul moyen d’avancer consiste à reprendre le contrôle de soi-même, pour son propre bien.
Par foi: pour les chrétiens en particulier, le pardon est considéré comme un devoir pour se conformer aux commandements de Dieu. La foi chrétienne est un puissant ressort du pardon inconditionnel et universel.
Par morale : le pardon n’est pas le monopole de la religion. L’homme libre, non religieux, peut tout à fait accorder son pardon par pure moralité. En lieu et place de la réaction classique de l’être (haine et vengeance), l’homme substitue le devoir être.
Le pardon se substitue-t-il à la justice ?
Il faut noter tout d’abord que certains actes qui entraînent la souffrance d’autrui ne sont pas justiciables car ils n’enfreignent pas la loi du pays (une amitié trahie ou une infidélité par exemple). Ces actes entrent cependant dans la sphère du pardon. Dans un tel cas le pardon ne se substitue naturellement pas à la justice puisque cette dernière n’est pas sollicitée.
D’autres actes sont en revanche sanctionnables par la justice qui, au nom de la collectivité, détermine une peine. Mais, pour autant, le pardon peut être accordé alors que la justice est rendue. En effet le pardon a une dimension individuelle alors que la justice a une dimension collective. Le pardon est accordé par la victime, la justice est rendue par la société qui a tout intérêt à donner l’exemple pour que des déviances similaires ne se reproduisent pas, voire à soustraire le fautif de la société en l’emprisonnant pour éviter la récidive de l’individu lui-même. Pour illustrer cela, citons l’exemple du pape Jean-Paul II accordant son pardon à Mehmet Ali Agca, l’auteur de l’attentat de la place St Pierre en 1981. Ce pardon n’a aucunement interrompu la peine d’emprisonnement purgée en Italie.
En conclusion le pardon ne se substitue pas à la justice
Louis DE BONALD : « Dieu commande à l'homme de pardonner, mais en prescrivant à la société de punir »
Cependant il convient de noter un cas tout à fait particulier et rarissime : il s’agit de la grâce présidentielle au travers de laquelle le chef de l’état peut décider de la suppression, réduction ou remplacement de la peine par une autre moins forte. Cependant la condamnation demeure inscrite au casier judiciaire du condamné. La grâce peut donc être en partie considérée comme un acte de pardon influant sur l’exécution d’une décision de justice terrestre.
Le pardon implique t’il l’oubli de la faute ?
En aucune façon. La mémoire constitue même la condition du pardon, la faute devant être reconnue comme telle.
On notera cependant les cas de l’amnistie et de la prescription qui procèdent de la logique de l’oubli sans pouvoir, cependant, être assimilés à une forme de pardon :
L’amnistie, celles des faits ou des peines, est un dispositif voté par le parlement ou accordé par décret permettant l’effacement de la faute. Par exemple, à la fin de la guerre d’Algérie, les actes commis par le FLN, l’OAS et les militaires français ont été amnistiés.
La prescription permet de rendre irrecevables les poursuites judicaires lorsqu’un certain délai est dépassé. Par exemple, en matière criminelle, les délais sont généralement de 20 ans mais les crimes contre l’humanité restent imprescriptibles.
Peut-on tout pardonner ?
Voici la question philosophique la plus classique sur le thème du pardon.
En première approche, au vu de la définition du pardon exposée précédemment, on peut penser qu’il n’y a pas de limite au pardon. En effet ce dernier vient du cœur, il ne nécessite pas de justification et n’est soumis à aucun critère d’octroi. Il requiert simplement la volonté de donner de la part de la victime. On peut faire en cela un parallèle avec l’amour.
Blaise PASCAL: « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas »
Mais, à y regarder de plus près, plusieurs raisons plaident en faveur de la thèse contraire, dans certains cas :
o Le pardon est accordé à un coupable par une victime. Il s’agit d’un don d’un être subjectif à un autre être subjectif. On identifie immédiatement un écueil d’importance : si la victime n’est plus de ce monde, le pardon devient impossible. Nul ne peut pardonner une offense dont un autre a été la victime. Ceci signifie donc que, dans le cas d’un meurtre, le pardon n’est pas possible.
Jacques DERRIDA : « Seules les victimes auraient éventuellement le droit de pardonner. Si elles sont mortes, ou disparues de quelque façon, il n'y a pas de pardon possible »
o On peut cependant noter que les conséquences d’un acte affectent très souvent plusieurs personnes. C’est en particulier le cas du meurtre. La personne assassinée ne peut pas accorder son pardon comme nous l’avons vu. Mais rien n’empêche les membres de sa famille et plus généralement tout être proche d’accorder leur propre pardon. On voit donc ici que le pardon peut être au moins partiel quelle que soit la gravité de l’acte.
o Mais alors, comment traiter le cas du génocide, de la Shoah? Dans de tels cas on dénie à l’homme en tant qu’homme le droit d’exister. Ce n’est plus un individu qui est visé mais l’humanité tout entière. Le pardon devient alors impossible, l’humanité dans son ensemble n’étant pas un être homogène pouvant octroyer son pardon.
Vladimir JANKELEVITCH : « Un crime contre l’humanité n’est pas mon affaire personnelle.. Pardonner, ici, ne serait pas renoncer à ses droits, mais trahir le droit ».
Vladimir JANKELEVITCH : « Le pardon est mort dans les camps de la mort »
Vladimir JANKELEVITCH : « Père, ne leur pardonne pas, ils savaient ce qu'ils faisaient »
o Un autre cas important est celui où le coupable a disparu. Peut-on alors considérer que ses descendants ou ses compatriotes restent redevables et peuvent par conséquent bénéficier du pardon. Par exemple peut-on considérer que les citoyens allemands actuels sont responsables de l’agression militaire et des crimes de leurs aïeux ? La réponse est fort heureusement non. Dans le cas contraire toute vie deviendrait impossible puisque tout être sur terre est lié à des ancêtres ou à une nation responsable de fautes, d’actes malveillants, de guerres commis dans le passé. Donc, dans un tel cas, le pardon est impossible puisqu’inutile, les coupables ayant disparu.
o Le pardon peut être considéré comme un acte de faiblesse absolue. Certes cet acte vertueux permet à la victime de s’endormir dans le sommeil du juste, mais pardonner c’est accepter le mal en se conformant à la morale. C’est faire preuve de faiblesse.
CHILON : « C’est nuire aux bons que de pardonner aux méchants »
VOLTAIRE : « Et qui pardonne au crime en devient complice »
En conclusion le pardon semble ne pouvoir être accordé que lorsque les victimes et les coupables sont des personnes physiques toujours vivantes et à la condition expresse que la décision de pardonner émane de la volonté des victimes elles-mêmes. Dans ces conditions rien ne s’oppose à ce que les pires actes puissent être pardonnés.
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